Sous la direction de Patrick Maniglier, vient de sortir un très passionnant ouvrage faisant le point sur le moment exceptionnel de créativité et de fécondité de la pensée et de la philosophie en France, le Moment philosophique des années 60 en France : de Levi-Strauss et Barthes, à Althusser, Foucault et Lacan, qui venaient eux-mêmes après Bergson, Bachelard et Sartre, à côté de Levinas, Ricoeur et Jankelevitch, et avant Deleuze et Derrida, pour n'en citer que quelques uns. Ecrit par les meilleurs auteurs nés de cette conjoncture, tel Pierre Macherey, J-Cl Milner, J-M Salanski... sont tracés les fils directeurs d'une pratique nouvelle de la philosophie et d'une pensée décisive qui eut tant de ramifications et d'effets, en étroite connexion avec la politique et son temps, qu'elle ne peut être ignorée et mérite qu'on s'y plonge à nouveau. A fortiori par ces temps de reflux où le Collège de France ne trouve à honorer qu'une obscure prof de philo venue du dernier rang de la classe.
On ne saurait trop recommander à ceux qui ont raté ce moment philosophique de se précipiter sur ce livre.
Une critique de Robert Maggiori dans Libération le présente :
ROBERT MAGGIORI
On le dit avec raison : l’essor de la philosophie française doit quelque chose au fait quasiment unique qu’en France tous les élèves des classes de terminale reçoivent un enseignement philosophique axé sur les notions et les problèmes et non, comme dans la plupart des pays, sur l’«histoire de la pensée». Mais sans doute faut-il faire entrer en jeu d’autres facteurs - politiques, sociaux, culturels, sinon générationnels - pour expliquer pourquoi certaines saisons sont plus fécondes et d’autres plus arides. Des figures remarquables de la pensée française, de Bergson à Bachelard, de Sartre à Merleau-Ponty, de Jankélévitch à Levinas ou Ricœur, ont certes jalonné tout le XXe siècle.
Mais quelles conjonctions, quelles conjonctures, quels héritages, quels croisements de biographies et de formations, quel terreau universitaire, quelles transformations socio-politiques ont fait que, dans la décennie 60-70, se produise en France «l’un des épisodes les plus brillants de l’histoire de la pensée philosophique», que, contemporainement, naisse le structuralisme, avec la Pensée sauvage de Claude Lévi-Strauss, que le marxisme, qui n’avait connu que le renouvellement apporté par Gramsci, fasse peau neuve avec Louis Althusser, que la psychanalyse se refonde avec Jacques Lacan, que fleurissent en même temps les œuvres novatrices de Michel Foucault, Gilles Deleuze, Jacques Derrida, Roland Barthes, Pierre Bourdieu, Jean-François Lyotard, Michel Serres ? Et, à l’inverse, quelles mutations dans la pensée cet «épisode» a-t-il provoquées ?
Radio-actifs.Le Moment philosophique des années 60 en France, dirigé par Patrice Maniglier - et cosigné, entre autres, par Pierre Macherey, Etienne Balibar, Jean-Claude Milner, Jean-Clet Martin, Guillaume Sibertin-Blanc, Jean-Michel Salanskis, David Rabouin, Mathieu Potte-Bonneville, Stefano Franchi, Alan D. Schrift… - fait plus que répondre à ces questions. Il est lui-même un «moment» exemplaire d’une réflexion philosophique en acte qui incite des penseurs d’aujourd’hui, paradoxalement réunis par leurs différences d’orientations et de génération, non pas à regarder le passé - pour s’esbaudir, lui ajouter une patine nostalgique, le déclarer mort (comme le firent dans la Pensée 68 Luc Ferry et Alain Renaut), le renier ou le maudire - ni à le traiter en «objet» désormais entré dans l’histoire de la philosophie, mais à y repérer des problèmes encore irrésolus, radio-actifs, dont la reprise est exigée parce qu’ils interrogent, configurent, ou font trembler, comme dirait Deleuze, notre présent.
Ce travail de reprise - qu’il ne faut pas entendre comme une improbable répétition mais au sens où une voiture a de la reprise, ou une bouture, dont l’arbrisseau refait des racines - se fonde sur cinq hypothèses, clairement exposées dès l’introduction par Patrice Maniglier. La première «peut sembler très minimale» : elle pose que «quelque chose» de décisif a touché la pensée en France dans les années 60, dont il n’a guère été possible de dire, avec les catégories de l’époque, ce que cela «donnait à penser», alors qu’apparaissait à l’évidence le «pas de côté» qui était effectué par rapport aux «concepts apparemment aussi indispensables à la philosophie que ceux de sujet, de sens, de nature, de conscience, d’humanité, de progrès, d’histoire, et même d’identité, de raison, de vérité…».
Connexions. Pour tenter de circonscrire au mieux ce «quelque chose», les auteurs du Moment philosophique effectuent maintes opérations de «contextualisation». Ils soulignent par exemple la façon dont Lévi-Strauss retravaille tant les notions de l’anthropologie comparée (Gildas Salmon), que celles de la tradition sociologique depuis Auguste Comte (Frédéric Keck), dont Deleuze s’appuie, notamment dans Différence et Répétion ou Logique du sens, sur des travaux que l’on associe à la tradition structuraliste, ou dont Derrida, dans De la grammatologie, opère le passage des «philosophies de la structure» aux «philosophies de la différence» en partant curieusement de l’idée d’une science de l’écriture, rapportée au projet de constitution du langage en objet d’étude scientifique qu’expose Ferdinand de Saussure dans le Cours de linguistique générale. La deuxième hypothèse «stipule que c’est la décennie elle-même qui constitue un événement pour la pensée, et non pas tel ou tel auteur pris séparément». D’où la mise en évidence des connexions, des circulations et des «transversalités» : l’intervention d’Althusser, par exemple, «est inconcevable sans la thèse de l’autonomie des systèmes symboliques venue de Lévi-Strauss», de même que l’œuvre de Derrida se comprend mieux au vu de«la radicalisation d’opérations qu’il croit pouvoir identifier chez Lévi-Strauss ou chez Foucault».
On laissera découvrir les autres axes de recherche. Mais l’une des caractéristiques de la pensée des années 60 mérite d’être soulignée : le refus, chez Lévi-Strauss, Althusser, Deleuze, Foucault, Lyotard ou Derrida, de concevoir la philosophie «comme une discipline qui recevrait d’elle-même ses propres problèmes» - problèmes qui, à leurs yeux, tiennent au contraire «leur légitimité de pratiques qui en tant que telles ne sont pas philosophiques», et qui, de l’extérieur, obligent à ce qu’on les pense autrement. Aussi le Moment philosophique s’organise-t-il autour des confrontations avec les différents «dehors» que chacun de ces auteurs impose à sa philosophie, par lesquels celle-ci se trouve transformée ou qu’elle transforme . Soit, en allant «du sens aux sens», les savoirs scientifiques ou anthroposcientifiques (ethnologie, mathématiques, biologie…), la politique, les arts : littérature et cinéma pour Deleuze, peinture pour Foucault (les Ménines), théâtre et «film matérialiste» (Brecht, Godard) pour Althusser, musique pour Lévi-Strauss (Boulez), etc.
Paysage. Lorsqu’on évalue la philosophie des années 60, on souligne surtout son rapport au politique, et, dès lors, évacuant ce qui est proprement philosophique, épistémologique ou esthétique, on subsume toute sa charge - ou le mouvement tectonique qui a composé le paysage théorique d’aujourd’hui - sous le seul label de «Mai 68» ou de «pensée 68». Cela autorise des jugements plus radicaux, ou plus sommaires. Sauf si l’on pose la question dans des termes qui plairaient à Alain Badiou : «De quoi Mai 68 est-il le nom ?» Dans ce cas, deux questions s’entremêleraient, auxquelles le Moment philosophique des années 60 en France apporte les plus exhaustives et diversifiées des réponses : «En quoi la conjoncture politique singulière des années 60 a-t-elle constitué un moment pour la philosophie ? Mais aussi : en quoi les pratiques politiques ont-elles pu se nourrir de ces écritures philosophiques ?»
Patrice Maniglier (sous la direction de) Le Moment philosophique des années 60 en France Avant-propos de Frédéric Worms, PUF, 590 pp., 35 €.